Plusieurs questions de droit et d’éthique se posent en journalisme. L’avocate en droit des médias, Judith Harvie, a fait le point sur les obligations et les droits juridiques des journalistes. Face à une classe de novices, elle a analysé cinq situations problématiques que tout futur journaliste croisera tôt ou tard au cours de sa carrière.
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L’accès aux lieux
Est-ce qu’on entre dans un barrage hydroélectrique comme dans un moulin? Dans un reportage diffusé en février 2005, Christian Latreille a démontré que oui, les installations d’Hydro-Québec sont pour le moins mal gardées. En s’introduisant sur le terrain de la société d’État, s’exposait-il au risque de se faire confisquer son matériel ou d’être criminellement accusé?
- Comme quiconque, les journalistes sont autorisés à se présenter dans les espaces publics avec leur appareil photo. Cette autorisation s’applique aussi aux propriétés privées ouvertes au grand public comme les centres commerciaux. Mais qu’en est-il des lieux interdits au public?
- Si un gardien avait fait sa ronde au moment où M. Latreille a pénétré sur la propriété privée de la société d’État alors il aurait pu demander au journaliste de quitter la propriété sur-le-champ. Le journaliste aurait été dans l’obligation de se plier à la demande du responsable des lieux, sans quoi il aurait représenté un problème en vertu du droit criminel.
- Là où l’autorité du gardien ou du propriétaire s’arrête, c’est quant à la confiscation du matériel journalistique. Le journaliste n’a jamais à remettre ses informations recueillies, à moins d’y être tenu par un mandat de perquisition.
- Dans le cas présent, les découvertes de M. Latreille remettaient en cause la sécurité de la société d’État. La diffusion des images n’était donc pas fautive en vertu de la notion d’intérêt public. Comme personne ne lui a demandé de partir, la légalité de la diffusion de son matériel dépendait seulement de l’intérêt public des révélations.
« On se fait rarement poursuivre pour des contenus vrais »
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L’enregistrement de conversations
Le séjour de Michel Arsenault, alors président de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ), sur le « Touch », le luxueux yacht de Tony Accurso, en 2009 a créé plus que des remous. À l’époque, cet épisode éthiquement douteux a attiré l’attention du journaliste Alain Gravel. Pour l’émission Enquête, il a recueilli les réactions de M. Arsenault qu’il a contacté par téléphone et enregistré à son insu. Sans surprise, M. Arsenault était plutôt mécontent, mais ne pouvait reprocher à Enquête d’avoir agi illégalement…
- Au Canada, le Code criminel interdit la captation des conversations privées par un tiers. Seule l’approbation d’un juge le permet. M. Arsenault ne pouvait toutefois pas dénoncer le geste de M. Gravel, car ce dernier avait autorisé l’enregistrement. En effet, l’accord de l’un des deux interlocuteurs d’une conversation privée à son enregistrement le rend légal.
- Là où le bât blesse, c’est lorsqu’une conversation privée est diffusée sans l’autorisation des deux personnes impliquées. On se doute bien que M. Arsenault n’a pas donné son accord à la diffusion d’informations obtenues clandestinement. La mise en ondes de la conversation par Enquête se justifie, une fois de plus, par la notion d’intérêt public.
« Vous êtes responsables de tout ce que vous mettez en ondes »
- Heureusement pour M. Gravel, M. Arsenault n’a jamais demandé si l’entretien téléphonique était enregistré. S’il l’avait fait, le journaliste aurait mieux fait de dire la vérité pour ne pas en pâtir s’il y a litige.
- M. Gravel n’a toutefois pas commis de faute en omettant de mentionner qu’il enregistrait. Rien n’oblige le journaliste à demander la permission d’immortaliser l’entrevue ni à effacer du contenu, mais il doit cesser d’enregistrer si l’interviewé le demande.
- Le journaliste, s’il s’engage à respecter le off the record, doit respecter sa parole. Sinon, il pourrait faire l’objet d’une plainte. Rien ne l’empêche de refuser la proposition, mais il est à parier que la source se taira.
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Le retrait de consentement
Le journaliste se retrouve plus d’une fois plongé dans des situations délicates. Vous faites une entrevue avec une source, elle est d’accord pour l’enregistrer et pour la publier, jusqu’ici tout va bien. Le lendemain, le scénario se corse lorsqu’elle vous demande de ne pas diffuser l’entretien. Que faire?
- Comme pour tout contrat, la source doit respecter son engagement à partager des informations. Le journaliste n’est pas tenu d’accepter de se rétracter quant à la publication de son témoignage.
- Toutefois, le journaliste doit tenir compte de plusieurs aspects. S’il a lui aussi donné sa parole en garantissant qu’il ne diffuserait pas certaines informations, il doit s’y conformer.
« Il faut être très prudent avec cet outil qui peut se revirer contre nous »
- Le journaliste juge en dernière instance de la pertinence du témoignage. Si la diffusion de l’information n’est pas réellement nécessaire et qu’elle risque de nuire à la source, alors le journaliste a le pouvoir de s’y opposer. Encore une fois, il faut tenir compte de l’intérêt public.
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La confidentialité des sources
Le Shawinigate aura eu raison de la confidentialité de la source du National Post. En 2009, la Cour suprême a validé la décision de la Cour d’appel de l’Ontario. Le journaliste Andrew McIntosh n’a eu d’autre choix que de remettre aux autorités le document à l’origine du scandale impliquant l’ancien premier ministre Jean Chrétien. Lorsque des allégations criminelles s’opposent à la confidentialité des sources, sa protection n’est jamais gagnée d’avance.
- Selon cette décision de la Cour suprême, la confidentialité des sources n’est jamais garantie. La cour juge qu’une enquête sur les allégations criminelles envers M. Jean Chrétien prédomine sur la confidentialité de la source. En tant que journaliste, il vaut donc mieux adopter un discours plus prudent : « Je ferai toutes les démarches possibles pour garantir la protection de ma source ».
- Le journaliste doit s’assurer de la crédibilité d’une source avant de lui faire confiance, déjà qu’une seule source confidentielle ne pèse pas lourd dans la balance.
« Juste une source confidentielle, ça fait pas des enfants forts en cour »
[/tab] [tab title= »Photo dans l’espace public » id= »t5″ background_color= »#ffffd3″]
La photographie dans l’espace public
Sur la rue Sainte-Catherine, un photographe remarque une jeune femme assise près d’un immeuble. Elle ne semble pas le remarquer. Clic. M. Duclos ne se doutait pas que ce portrait, publié dans une revue des Éditions Vice-Versa, allait le mener à défendre la liberté d’expression jusqu’en Cour suprême. La diffusion de l’image a été considérée comme une atteinte à la vie privée de la jeune femme. À la suite de l’arrêt Aubry, le photographe doit respecter plusieurs balises lorsqu’il prend une photo et qu’il souhaite la diffuser.
- Le sujet principal de la photo ne doit pas être clairement identifiable. Si le tatouage d’un homme vous intrigue, prenez-le en photo, mais sans son visage. Tout signe distinctif comme les vêtements, une cicatrice ou un tatouage permet d’identifier une personne.
- Ce n’est pas la fin du portrait, mais un photographe n’a qu’une option lorsqu’il veut capturer l’image d’une personne reconnaissable : elle ne doit pas être le sujet principal de la photo. Le problème reste à définir ce qu’un juge entend par sujet principal. Est-ce seulement une, deux ou six personnes? Dans l’affaire Duclos, seule la jeune femme figurait dans la photo.
- M. Duclos n’a pas tant été blâmé pour la prise de la photo que pour sa publication. Faute de respecter les deux critères précédents, un cliché peut néanmoins être diffusé en toute légalité si le photographe obtient le consentement de son sujet principal. Cette demande d’autorisation s’applique automatiquement lorsqu’il s’agit d’une photo prise dans un lieu privé.
- Pour sauter par-dessus l’autorisation de publication, la photo doit être d’intérêt public. Or, ce qu’un éditeur considère comme d’intérêt public, un juge peut le décréter diffamatoire. Dans le cas présent, M. Duclos a invoqué le droit à la liberté d’expression, mais le droit à la vie privée l’a emporté. Un droit s’arrête là où l’autre commence.
« Souvent le droit c’est ça, c’est balancer deux droits fondamentaux »
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Tous ces éléments se retrouvent dans la pratique courante du journaliste. Il est important de les garder en tête afin de se tenir loin des plaintes et d’éviter d’être aux prises avec la justice.
Photo : Eva Leblanc-Morin. Me Judith Harvie lors d'une conférence donnée à l'Université de Montréal.