L’introduction s’amorce à peine, qu’Anne-Marie Gingras tire déjà un coup de semonce : « Voici une entreprise de déconstruction de l’image romantique du journaliste valeureux à la recherche des faits et une déconstruction du média comme lieux de débat public servant à la démocratie ».
Les choses ont donc le mérite d’être claires. L’auteur ne tente pas de relayer l’image utopique du journaliste neutre et impartial, elle vise plutôt la déconstruction du mythe.
À la lecture, on a l’étrange sentiment de se faire confirmer le pire. En fait, ce livre expose de façon crue et sans détour une réalité à laquelle on se doutait, mais à laquelle on ne voulait pas croire : les médias ne sont pas un maillon fondamental de la démocratie.
Trois confusions
Selon l’auteure, professeure de sciences politiques à l’UQÀM et spécialiste de la communication politique et des médias, ce grand malentendu repose sur trois confusions.
La première porte sur l’association toute naturelle que l’on fait entre la liberté de presse et la démocratie. La politicologue nous rappelle que, dans les faits : « Des médias libres constituent une condition essentielle à la mise en place de la démocratie, mais certainement pas une condition suffisante ».
La deuxième s’articule autour de l’aspect pédagogique de l’information. Pourtant, « … l’information et la communication ne possèdent aucun pouvoir pédagogique intrinsèque… Plus de messages ne garantit en rien la véracité de ces messages. On peut au contraire identifier de nombreuses situations où la communication et la propagande vont de pair ».
Et la troisième repose sur : « l’aura d’harmonie qui se dégage de la communication, sur la prétendue bonne entente qui en résulte, sur l’idée de consensus qui y est associée. Or, cette perspective fait fi des intérêts divergents des individus et des groupes constitutifs de la société et du genre humain ».
Concept d’échelle graduée
Anne-Marie Gingras soumet donc la thèse d’une échelle graduée sur laquelle viennent se loger, selon le contexte, les médias : « Nous prétendons plutôt qu’ils se situent sur un continuum dont les deux extrémités sont la sphère publique et l’appareil idéologique d’État ».
À l’une des extrémités se trouve le concept de ‘’sphère publique ’’ d’Habermas composé de caractéristiques utopiques (rationalité, accessibilité, transparence, liberté d’expression) qui permettraient, dans un monde idéal, aux médias d’être des vecteurs de la démocratie. À l’autre extrémité se trouve le concept ‘’d’appareil idéologique d’État ’’ qui attribue aux médias occidentaux le rôle « d’outils dont se servent les élites politiques et économiques pour établir ou maintenir leur domination sur la société ».
Pas le quatrième pourvoir
L’auteure examine donc une série de contraintes politiques et économiques qui distancent les médias de la ‘’sphère publique ’’ et les rapprochent de ‘’l’appareil idéologique d’État ’’. Certaines contraintes organisationnelles (sources politiques à maintenir, filtre du chef de pupitre, affectation des ressources, rapport au temps) viennent saper de façon insidieuse l’autonomie journalistique et nuisent à l’esprit critique.
Toutes ces contraintes amènent l’auteure à émettre le constat suivant : « D’abord, les médias ne sont pas le ‘’quatrième pouvoir’’, les trois premiers étant l’exécutif le législatif et le judiciaire. Cette conception de contre-pouvoir que constitueraient les médias est largement répandue et suppose une étanchéité parfaite entre les médias et les élites politiques ».
Certaines nuances
Cette affirmation pour le moins catégorique mérite que l’on s’y attarde, car il est singulièrement difficile d’affirmer que les journalistes d’enquête québécois n’ont pas joué, ces dernières années, un rôle de 4e pouvoir ou de contre-pouvoir.
Ces derniers ont braqué, sans relâche, les projecteurs médiatiques sur certains des acteurs politico-économiques les plus puissants du Québec. Des maires ont dû démissionner, des multinationales sont passées du statut de fleurons à parias, des mouvements syndicaux ont partiellement été discrédités et à peu près toute la classe politique québécoise en a été quitte pour un profond examen de conscience.
Dans l’absence initiale du pouvoir judiciaire, les médias ont assumé leur rôle de 4e pouvoir et ainsi empêché l’élite politique et économique du Québec de passer, en toute impunité, à travers les mailles du filet.
Bref, affirmer que les médias ne jouent pas suffisamment leur rôle de chien de grade de la démocratie est une chose, conclure qu’ils ne mordent pas en est une autre.
Au final, il n’est pas réjouissant de lire l’ouvrage d’Anne-Marie Gingras, car il vient confirmer certaines de nos craintes. Néanmoins, la qualité du travail journalistique au Québec ces dernières années nous permet croire que le malentendu n’est peut-être plus aussi grand qu’on le laisse entendre.
Photo : Extrait de la photo de Rabble.ca / CC
La notion de « quatrième pouvoir » repose probablement sur un quiproquo de traduction. Elle proviendrait de l’expression anglaise « Fourth Estate ». Les États, ou Estates en anglais, sont les divisions de la société dans le monde médiéval (les nobles, le clergé, etc.) et non la partition des pouvoirs dans une société démocratique (législatif, exécutif…). Ceci n’enlève rien à l’importance des médias dans la société et en particulier, dans la démocratie parlementaire.